Les plus perspicaces parmi nous tirent la sonnette d'alarme depuis longtemps déjà. Il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Le constat aujourd'hui est consternant. Ce n'est guère une vision apocalyptique, encore moins une quelconque théorie du complot. Au fil des années, l'édifice même de notre vivre ensemble s'est fragilisé. Il n'est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.
Il ne s'agit pas ici de lyncher les fossoyeurs. N'empêche, au fur et à mesure que la griserie (le "miracle mauricien"), la complaisance (en Afrique "nou mem meyer") et le clientélisme (roder-boutisme) se sont infiltrés au sein du système, la "démocratie" si vantée s'est transformée en "réseaucratie". C'est-à-dire, le citoyen peut difficilement aspirer à un maintien, voire une amélioration, de son niveau ainsi que sa qualité de vie sans se débrouiller pour devenir un insider du système tordu. Autrement, le statut d'outsider équivaut à signer un pacte avec un parcours parsemé d'obstacles visibles et invisibles.
La majorité des Mauriciens a certes le mérite d'avoir su préserver ne serait-ce qu'une illusion de bien-être. Hélas, les privations refoulées remontent par d'autres canaux, pas forcément les plus sains, surtout avec une politique nationale de loisirs lamentable. A moins de considérer les casinos comme un exutoire. La démotivation au travail, la consommation de drogue, les maladies cardio-vasculaires, la désintégration de la cellule familiale, la criminalité et le repli identitaire étant parmi les manifestations les plus répandues.
Le diagnostic est cinglant: l'obsession de la croissance économique a exacerbé les inégalités, a radicalisé les conflits sociaux et a déstabilisé l'écosystème. Suffit-il alors de brandir Das kapital (Karl Marx) et de honnir The wealth of nations (Adam Smith) pour restaurer la confiance? Et si c'est le modèle d'une société juste et inclusive préconisée par Politeia/Res publica (Platon) qui peut nous servir d'inspiration. Encore faut-il que, dans l'imaginaire, ce ne soit pas une représentation contaminée et édulcorée au gré de son passage dans le temps et dans l'espace.
Il faut privilégier le concret au détriment de l'abstrait, pratiquement tous les pays souscrivent à des degrés divers à l'"économie de marché". Donc, l'objectif réaliste est de contenir ses excés et ses dérives. Le blocage se situe justement là. Parce que Maurice est essentiellement façonnée par les décisions et indécisions de ses gouvernements. Et les partis politiques mainstream convergent vers la même doctrine "croissance à tout prix".
Que faire?
L'émergence d'une deuxième force crédible se fait toujours attendre. Idem pour le renouvellement des dirigeants dans les partis existants. En attendant, la piste qui semble la plus prometteuse à explorer est une action collective concertée et critique dans le but de provoquer une remise en question. L'initiative doit venir des véritables moteurs de changement. Bien entendu, ils seront majoritairement des outsiders mais il faut aussi des insiders, ceux qui ne pratiquent pas la langue de bois car conscients que personne ne sera épargnée, si on laisse mijoter les frustrations trop longtemps.
Jack Bizlall semble en avoir bien saisi les enjeux. D'autres Mauriciens doivent lui emboîter le pas, qu'ils soient inconnus du grand public ou Bernard d'Arifat, Georges Ah-Yan, Zaheer Allam, Vina Balgobin, Marousia Bouvéry, Jayen Chellum, Ming Chen, Christina Chan-Meetoo, Lindsey Collen, Nita Deerpalsing, Bashir Ebrahim-Khan, Khalil Elahee, Alain Gordon-Gentil, Akash Gura Goredo, Filip Fanchette, Sanjay Jagatsingh, Karim Jaufeerally, Jooneed Jeerooburkhan, Iqbal Ahmed Khan, ,Ibrahim Kooduruth, Kee Cheong Li Kwong Wing, Roland Maurel, Jocelyne Minerve, Jean-Claude Montocchio, Danielle Palmyre, Shenaz Patel, Chetan Ramchurn, Jonathan Ravat, Nicholas Ritter, Guffran Rostom, Serge Seeneyen, Cédric de Spéville, Ashok Subron, Kreepalloo Sunghoon, Dharumvir Takoor, Kendall Tang, Vijaya Teelock, Cassam Uteem, Nathalia Vadamootoo, Daden Vencatasawmy, etc.
Si cette liste n'est pas exhaustive, elle est en revanche hétéroclite, ceci pour bien exprimer la complexité d'une société. La construction de la nation mauricienne restera vaine aussi longtemps que les différentes sensibilités ne sont pas identifiées et intégrées. Du moins, celles qui sont libérées de toutes formes de corporatisme et qui jurent loyauté, non pas à l'asservissement aux diktats matériels, égocentriques et ethnocentriques, mais à tout processus qui oeuvre dans le sens de l'intérêt général.
L'antagonisme gauche-droite ne suffit pas pour renverser la doctrine "croissance à tout prix". Au contraire, il alimente un dialogue des sourds. Pour simplifier, disons que la "gauche" tend vers le "social" et que la "droite" tend vers le "marché". Idéalement, ce serait aboutir à une situation, où, d'une part, la protection sociale et l'autonomisation des citoyens sont optimales et, d'autre part, la concurrence joue au bénéfice des consommateurs et récompense les agents innovateurs. C'est ce que les pays scandinaves, la Suisse, le Canada et la Nouvelle Zélande, entre autres, s'efforcent de proposer avec plus au moins de réussite.
Prétendre qu'il n'existe pas d'alternative à la doctrine "croissance à tout prix" n'est donc qu'une perversion de la réalité. Ce ne sont certainement pas les économistes Paul Krugman, Thomas Piketty, John Kay ou ceux du site web Macroscan, qui sont par ailleurs loin d'être des pourfendeurs de l'"économie de marché", qui diront le contraire. Finalement, c'est la capacité d'anticiper les problèmes futurs et de les résoudre qui compte. A chaque problème, sa solution. Certains contextes justifient plus de "social", d'autres plus de "marché". Singapour est un modèle d'efficacité dans ce domaine.
Pour déverrouiller la situation, les moteurs de changement doivent prendre le devant afin de revendiquer une allocation plus judicieuse des ressources et une redistribution plus équitable de la richesse générée. Ce qui signifie intérioriser notamment que :
- "la corruption détruit la démocratie", selon l'observation de l'écrivain Aravind Adiga, et exiger plus de transparence et de redevabilité dans l'utilisation de l'argent public;
- la dépréciation persistante de la roupie crée un cercle vicieux qui, entre autres, plombe toute tentative d'améliorer la productivité et pénalise la compétitivité;
- la dimension spéculative dans l'exploitation de nos terres est suicidaire et que sans une réforme agraire, Maurice met en péril sa sécurité alimentaire et énergétique future.
L'aspiration de Maurice à devenir "durable" ne pourra être concrétisée que si elle passe du mode "shareholder" à celui de "stakeholder".