Wednesday, July 8, 2020

Haro sur notre pensée débilitante

Il y a une vingtaine d'années, inspiré par le stimulant « Les Asiatiques peuvent-ils penser? » de l'ancien diplomate Kishore Mabhubani, je me suis aventuré à écrire "Les Mauriciens peuvent-ils penser?" Comme prévu, ce texte a agité les milieux conservateurs. N'empêche, « Le monde s'est-il crétinisé? » serait une observation plus juste. Bien que nous soyons loin d'être égaux face à cette tare à travers le monde. L'étendue de la paresse intellectuelle, de la vision étriquée et du cloisonnement de la pensée (appelons ce phénomène Syndrome de la Crétisation - SC) est tributaire de l'environnement qui façonne notre pensée. La plupart d'entre nous ont été influencés par un système éducatif célébrant l'apprentissage par cœur et par l'éthos politique, commercial, intellectuel et familial, en plus d'une culture de soumission, probablement un héritage de la colonisation.

Il serait erroné d'attribuer l'origine du SC aux seules années 80. En revanche, selon toute vraisemblance, il a été propulsé à partir de cette époque, autant que la course effrénée (à la réussite/au pouvoir) et l'addiction au pena letan (prétexte du surmenage). Conjointement à la tendance des médias à l'immédiateté, cette époque a aussi contribué à l'assaut sur le recul, les nuances et les variables tout en inculquant une sagesse populaire pas toujours sage et une crédulité aiguë. Dans ces circonstances, aucun talent exceptionnel n'est requis pour manipuler le peuple. Les statistiques sur-lissées, les slogans creux et la répétition suffisent. Pourquoi alors prendre la peine de mettre en œuvre un apprentissage plus expérientiel pour améliorer le capital humain et former des citoyens plus exigeants?

Au quotidien, le SC se traduit par une déconnexion anesthésiante du monde réel. À court terme, cela peut créer une illusion de progression et même de succès. La frustration et potentiellement l'échec finissent par jaillir pour la grande majorité de non-adhérents au « club », et un sentiment de mépris gagne les initiés (tandis que les non-adhérents cyniques s'affairent à rejoindre coûte que coûte le « club »). Dans ce contexte,  l’ouvrage « Système 1, Système 2 : les deux vitesses de la pensée » du chercheur Daniel Kahneman devrait être une lecture obligée pour ceux qui occupent un poste de direction, et idéalement pour tout le monde. Quoi qu'il en soit, ce message doit circuler: le SC est constitué de biais cognitifs qui se nourrissent de simplismes. Résultat : nous évoluons en tant que créatures plus intuitives que rationnelles. Seul un échange optimal et perpétuel entre l'intuitif et le rationnel peut conduire à une décision intelligente. Notre compétence à collecter et filtrer des informations à l'intérieur et de l'extérieur, à les adapter au contexte et à les appliquer est primordiale. Nous ignorons cette sagesse à nos risques et périls.

Il n'est pas surprenant que la théorie de la pensée complexe de Edgar Morin provienne d'un pays empreint de dévouement populaire à la pontification d' « une élite si disposée à laisser les belles phrases l'emporter sur la pensée profonde », comme le souligne le penseur économique Paul Krugman. La langue anglaise, cette langue qui connecte les savoirs et les cultures à travers le monde, continue de s'effacer (une exception bien mauricienne) alors que les chaines satellitaires franco-françaises continuent de conquérir les écrans et les esprits. Ce nombrilisme colonise lentement mais sûrement notre âme et notre esprit autrefois cosmopolites. À partir de là, il ne faut pas grand-chose pour basculer dans la non-pertinence. La spécialisation et même la sur-spécialisation ont entamé notre perspective de la réalité, et avec, notre jugement dans la prise de décision. L'approche systémique ne doit pas être un (autre) privilège. Aucun « expert » n'a pas eu sa réputation ternie autant que le psychologue (certains se sont d'ailleurs reconvertis en « coach »), l'universitaire (à ne pas confondre avec l'érudit) et  l'économiste. En vérité, nous sommes tous atteints. Même l'ingénieur et l'entrepreneur où le réalisme est censé primer.

Ce qui suit va surprendre la plupart d'entre vous. La famille Nobel n'a jamais voulu attribuer un prix Nobel d'économie. À partir de 1968, la banque centrale suédoise Sveriges Riksbank a commencé à patronner un prix en économie. C'est pourquoi il s'appelle le Prix Sveriges Risbank en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel même si ce prix est décerné parmi les véritables prix Nobel. De plus, en 1974 après avoir reçu le prix et dans un discours lumineux intitulé « La prétention de la connaissance » , Friedrich von Hayek, sans doute l'un des esprits les plus vifs de tous les temps, même si beaucoup de ceux qui revendiquent son influence portent la marque des victimes du SC, nous mettait en garde : « ...[les économistes] ont fait un gâchis ... et cette concentration presque exclusive sur les phénomènes de surface mesurables quantitativement a produit une politique qui a empiré les choses... » Avant d'ajouter « si j'avais été consulté pour établir un prix Nobel d'économie, j'aurais déconseillé ce fait. Il n'y a aucune raison pour qu'un homme qui a apporté une contribution particulière à la science économique soit omni-compétent sur tous les problèmes de la société - comme la presse a tendance à le traiter jusqu'à ce qu'il finisse par y croire. » Tout autre commentaire serait superflu.


Notre notion nocive du développement nous a conduits à l'impasse actuelle. Nous devrons mieux réfléchir à comment minimiser l'impact du SC et de la sacralisation des héros (plus souvent des charlatans) sur notre existence. L'infantilisation comme programme, au lieu de l'autonomisation et la responsabilisation des citoyens autour d’une vision clairement énoncée, est sans doute le « contrat social » le plus juteux pour consolider une ploutocratie. Méditons sur l’histoire de la grenouille qui continue de s'adapter à la hausse constante de la température de l’eau sans même se rendre compte de son sort tragique.

Monday, July 6, 2020

Rethinking our thinking

Some twenty years ago, inspired by former diplomat Kishore Mabhubani's provocative "Can Asians think?" I ventured into "Can Mauritians think?" As expected, it ruffled feathers in conservative circles. Still, "Has the world been dumbed down?" would convey a fairer observation. Although we are far from being equally infected worldwide. The extent of lazy thinking, tunnel vision and silo mentality (let us dub the phenomenon Dumbing Down Syndrome - DDS) is tributary of the environment shaping our thinking. Most of us have been influenced by an educational system disproportionately rewarding rote learning and by the political, business, intellectual and family ethos at the top in addition to a culture of subservience, probably a legacy of colonisation.

It would be misguided to pin DDS to the 1980s. But, in all likelihood, it has been catapulted in this era, as much as the rat race and the dissemination of the pena letan (busyness) affliction. Jointly with the media's sudden bent on immediacy, the era has contributed to the assault on hindsight, nuances and variables while instilling common non-sense and acute gullibility. Under these circumstances, no exceptional talent is required to control and abuse the masses. Twisted data, buzzwords and spin, no matter how shoddy and despicable, are enough. Why then bother to implement more experiential learning to upskill the human capital and groom more discerning citizens?

In our daily routine, DDS translates into a severe disconnect from the real world. In the short run it may create an illusion of progression and even success. Ultimately frustration and potentially failure emerge for outsiders and a sense of entitlement grips insiders (while cynical outsiders get busy plotting how to join them). In that context, researcher Daniel Kahneman's "Thinking, fast and slow" should be made compulsory reading for everyone in a leadership position, and ideally for everybody. Anyway, this message needs to get through: DDS is wired in cognitive biases that thrive on simple-minded binaries that turn us more into intuitive, rather than rational, creatures. Only an optimal and perpetual interlink between the intuitive and the rational can lead to a smart decision. Our competence to collect and filter information within and without, adapt them to the context and apply them is critical. We ignore this wisdom at our own risk and peril.

It is hardly surprising that philosopher Edgar Morin's theory of complex thinking should hail from a country that draws so much popular devotion from the pontification by "an elite so willing to let fine phrases overrule hard thinking", as economic thinker Paul Krugman puts it. As English language, the language that connects cultures and sciences worldwide, continues to fade (a very Mauritian exception) and French brand of satellite idiot box continues to conquer screens and minds, parochialism slowly but surely pollutes our once cosmopolitan spirit and mind. From there, it does not take much to lapse into irrelevance. Our perspective on the real world has been further dented by specialisation and indeed over-specialisation, with it our judgment for sound decision-making. Systemic approach cannot be (another) privilege. No "expert" has earned a bad name as much as the psychologist (of whom some have turned into trendier "coach"), the academic (not to confuse with the scholar) and the economist. In truth, nobody is spared by DDS, not even the engineer and entrepreneur, although realism is their key driver.

The following will be news for most. The Nobel family has never been keen on attributing a Nobel Prize for economics. From 1968, Sweden's central bank Sveriges Riksbank started sponsoring a prize in economics. That's why it is called The Sveriges Risbank Prize in Economic Sciences in Memory of Alfred Nobel. There is no such thing as a Nobel Prize in economics even if it is awarded along genuine Nobel Prizes. What's more, in 1974 after receiving the prize and in a seminal speech aptly named "The Pretence of Knowledge", Friedrich von Hayek, arguably one of the finest thinkers ever even if many who claim his influence bear the hallmark of DDS victims, warned us: "...[economists] have made a mess of things...and that almost exclusive concentration on quantitatively measurable surface phenomena has produced a policy which has made matters  worse..." He further added "if I had been consulted whether to establish a Nobel Prize in economics, I should have decidedly advised against it. There is no reason why a man who has made a distinctive contribution to economic science should be omnicompetent on all problems of society – as the press tends to treat him till in the end he may himself be persuaded to believe." Any further comment becomes redundant.

Our toxic idea of development has obviously led us to the present stalemate. Policymaking founded on infantilisation in lieu of empowerment with a vision, serves best plutocratic ambitions. We should better ponder how to, at least, minimise the impact of DDS and hero (charlatan in most cases) worship on our existence.  As, akin to the frog in the pertinent fable, we may be adapting to the rising temperature of the water without even noticing our tragic fate.