Mauritius Times : A l’initiative du Board of Investment, un ‘International Advisory Board’, composé de “high-profile international business persons and academics” s’est réuni pour la deuxième fois au début de cette semaine pour réfléchir sur et tracer le ‘roadmap’ en vue de placer Maurice sur la voie d’un ‘high-income developing country’. L’ambition est bien présente, mais s'est-on vraiment donné les moyens et l’encadrement nécessaire afin de réussir ce pari ?
Vu le nombre de consultancies et de White
Papers que nous avons vu défiler depuis trop longtemps, sans la moindre
concrétisation dans les faits, mais souvent à grands frais, je ne peux
m’empêcher d’exprimer mon scepticisme.
Qu’avons-nous fait de ‘Vision 2020’, par exemple, le fruit d’une
des rares collaborations fructueuses et nationales ? Bien qu’énoncé de
manière relativement abstraite, ce « roadmap » a le mérite
d’être cohérent, un qualificatif que nous aurions du mal à attribuer à tout ce
qui s’agite autour de nous aujourd’hui.
Je relève ici deux tendances qui non seulement disempower
les ressources humaines mais dont le fondement est trop décousu pour escompter
le moindre bilan positif. D’abord, pourquoi ce complexe pour outsource
la réflexion et nos politiques ? Ensuite, à quoi servent les
fonctionnaires si d’autres organismes doivent être créés en parallèle ? Il
y a beaucoup trop de duplication. Cette propension à alourdir les
charges de l’Etat est une aberration.
Et puis, un roadmap trace les grandes lignes. Il faudrait
compléter avec un policy unit siégeant en permanence, avec une synergie
entre tous les ministères, des représentants de la société civile et du
business, capables de s’inspirer de tout ce qui se fait intelligemment à
travers le monde dans différents domaines avant de proposer des politiques
puisant dans notre vécu et pouvant satisfaire nos aspirations.
L’émergence de leaders politiques et du business éclairés pour
mettre un terme à ce dialogue de sourds qui accentue le mépris réciproque et le
repli identitaire y est cruciale. Le poisson pourrit par la tête dit-on.
Individuellement d’abord, ensuite collectivement.
En attendant de se retrouver dans
la catégorie des pays à revenu élevé, ‘middle-income Mauritius’ connaît des
difficultés sur le plan économique. Pas si grave que cela, nous dit-on, au
regard des conditions économiques difficiles sur le plan international et dans
nos principaux marchés d’exportation. Toutefois, les indicateurs économiques
démontrent que la croissance de Maurice connaît depuis quelques années une
tendance à la baisse, cela alors que l’investissement baisse et le chômage
(surtout parmi les jeunes et les femmes) est en hausse. Vos commentaires ?
Le drame
de cette situation - pourtant de plus en plus préoccupante -, c’est ce déni de
la réalité de la frange influente de nos « élites » politiques,
économiques et intellectuelles.
Nous
sommes passés par plusieurs mandats politiques sans le moindre projet de
société. Pire, depuis presque une décennie, nous sommes officiellement passés
sous le régime banque-mondialiste avec ses doctrines aussi absurdes que
dévastatrices. Je me demande même si elles n’ont pas exacerbé le malaise qui
était déjà profond.
Les plus
lucides parmi nous militent pour un changement de modèle de développement.
Concrètement, cela signifie une croissance des activités qui favorisent une
amélioration de la qualité de vie de la population dans son ensemble et une
décroissance de l’économie tirée par les rentes de situation, la spéculation et
les bulles.
Le
projet MID (Maurice Iles Durables) est en soi une idée formidable qui aurait pu
agir comme moteur de ce nouveau modèle de développement justement. Or, dans les
faits, il y a certes ici et là des mesures positives, mais elles ne s’insèrent
guère dans une vision intégrée.
Comment
voulez-vous, avec autant de signaux contradictoires, réparer une structure
dépassée et attirer davantage d’investissements productifs tout en créant de
l’emploi répondant à la dignité des citoyens ?
* On affirme également que les consommateurs ont connu une baisse
conséquente de leur pouvoir d’achat : le taux du ‘consumption expenditure’
en 2012 est passé à 2,9% contre 5,2% en 2008 et, durant la même période, le
‘household expenditure’ enregistre une baisse de 6,7% à 2,7%. D’une part, la
paupérisation prend de l’ampleur alors que d’autre part, selon la dernière
enquête de Statistics Mauritius, la répartition des revenus entre les ménages
entre 2006/07 et 2012 s’est détériorée. 20% des ménages au plus bas de
l’échelle ne se partagent que 5,4% des revenus disponibles (contre 6,1%
précédemment), tandis que 20% des ménages au plus haut de l’échelle
s’approprient 47,4% des revenus (contre 45,6% précédemment). Qu’est-ce que ces
indicateurs vous inspirent ?
Hélas, les inégalités se creusent à travers le monde. Néanmoins,
le ressenti des citoyens n’est pas le même partout et n’est pas reflété dans le
coefficient de Gini.
La répercussion est multidimensionnelle. Les inégalités briment la
confiance dans le système, elles démotivent. Lorsqu’elles sont brusques et
criantes, elles agissent comme un élément destructeur. Tout comme la baisse
persistante du pouvoir d’achat et la spirale vertigineuse de l’endettement
d’ailleurs.
Les néo-conservateurs, qui dans leur illusion se voient libéraux
progressistes, sont friands de statistiques partielles et partiales pour tenter
de prouver le contraire et de blâmer des ressources humaines inévitablement
moins productives, car broyées et parasitées par un système pervers que les
néo-conservateurs eux-mêmes parrainent.
* Quelle opinion faites-vous de la décision prise, cette semaine,
par la majorité des membres du ‘Monetary Policy Committee’ (MPC) de la Banque
de Maurice de maintenir le Repo Rate à 4,65% - une décision motivée par le fait
que l’inflation a été réduite à 3,1% alors certains autres membres du MPC
soutiennent que « les risques d’une poussée inflationniste sont toujours
réels » ?
Je pense que c’est un navet qui tient l’affiche depuis trop
longtemps. Ce que désirent les fat cats – une caisse de résonance très
visible médiatiquement parlant – est le beurre et l’argent du beurre,
c’est-à-dire un taux d’intérêt et une roupie qui assouvissent leur fantasme et
cupidité. D’où l’intox de la roupie soi-disant forte.
Toute personne bien informée sait, d’une part, que pour emprunter
à un taux aussi compétitif comme à Hong Kong, par exemple, le marché doit avoir
confiance dans la vigueur de la monnaie émise et la concurrence interbancaire
doit être optimale. D’autre part, lorsque la part des intrants importés dans la
production d’un article est très élevée, une monnaie dépréciée n’arrange guère
les choses. Au contraire, elle génère un cercle vicieux. Finalement, ce n’est
pas la valeur d’une monnaie qui détermine la compétitivité d’une nation, mais
bien l’ensemble des politiques mises en place pour aplanir les obstacles,
réduire les coûts d’opération et stimuler la productivité, et ce, dans tous les
secteurs. Ces liens peuvent aider à débusquer cette fumisterie et,
souhaitons-le, libérer nos énergies vers cette transformation qui se fait trop
attendre.
* La mise en minorité en différentes occasions du Gouverneur de la
Banque de Maurice (BOM) et de ses collègues au sein du Monetary Policy
Committee par des nominés du ministère des Finances a soulevé - à maintes
reprises - la question de l’indépendance de la Banque centrale et la politique
économique poursuivie par le ministère des Finances. Au regard de la marge de
manœuvre restreinte de la BOM, l’opinion a été émise que le
« Gouverneur de la BoM devrait se consoler à exercer des pressions sur les
banques commerciales afin qu’elles rétrécissent le «spread » entre le taux
auquel elles empruntent à la Banque centrale et le taux qu’elles passent aux
emprunteurs et aux épargnants ». Ce ‘spread’ est de 0,5% dans certaines
capitales étrangères, alors qu’il est de 2% à 5% à Maurice. La BOM n’a pas
rencontré beaucoup de succès sur ce plan-là, paraît-il ?
C’est bien dommage. Il faudrait peut-être se demander à quel
moment la Competition Commission va agir ou songer à cap le spread.
A situation extraordinaire, réaction extraordinaire !
* En ce
qui concerne le secteur bancaire, le dernier bilan financier de la Mauritius
Commercial Bank (MCB) indique que le Groupe a réalisé des bénéfices après
impôts de Rs 4,3 milliards - une hausse de 4,9 % par rapport à la précédente
année financière. D’autres institutions bancaires, telles que la SBM, la HSBC
Mauritius, la Standard Chartered Bank Mauritius, la Barclays Mauritius Ltd, la
Standard Bank Mauritius affichent une bonne santé financière et se sont
d’ailleurs retrouvées en compagnie de la MCB dans le classement des 100
meilleures banques d’Afrique – malgré les mauvais payeurs tant à Maurice qu’à
l’étranger à qui des crédits totalisant plusieurs milliards de roupies ont été
accordés dans un récent passé. Quelle opinion faites-vous de cela ?
Je crois que vous avez identifié là une des principales sources de
distorsions et de carences du système. Au-delà des raisons historiques et
coloniales, c’est le clientélisme fondé sur le principe de « scratch my
back, I scratch yours » qui est le socle de ce modus operandi.
Au final, cela crée un accaparement excessif qui détourne une bonne
partie de l’argent productif généré par le marché réel entre les mains des crony
capitalists/plutocrats. En sus de Big Bank, il ne faut pas perdre de vue
Big Government/Parastals, Big Energy/Utilities, Big Public Infrastructure, Big
Property, Big Telecoms, etc. Souhaitons qu’ici aussi la Competition Commission
intervienne au plus vite en attendant une… Freedom of Information Act.
* Il y a
également la performance des entreprises mauriciennes qui, selon la dernière
édition de ‘100 premières compagnies’ de Maurice de Business Publications Ltd,
affichent une santé « résiliente
et robuste » malgré
la “crise”. Les chiffres d’affaires combinés de ces 100 premières compagnies
ont atteint Rs 345 milliards en 2012 contre Rs 322 milliards en 2011. La
création d’emplois ne suit pas, puisque le taux de chômage suscite déjà des
appréhensions – on est déjà à 52,500 --, et la Chambre du Commerce et de
l’Industrie nous signale une tendance à la baisse des investissements du
secteur privé. Pourquoi le secteur privé n’investit-il pas, selon vous, malgré
les incitations accordées par l’Etat dans le cadre de ses budgets ?
Ma réponse précédente explique partiellement ce phénomène.
Permettez-moi de distinguer le Big Business du « secteur privé ».
Bien que le sens sous-entendu soit évident, je pense que l’amalgame peut nuire
à tout ce qui concerne le business en général car tout business, petit, moyen,
gros, blanc, jaune, noir ou marron fait partie du secteur privé.
Le manque de vision et de leadership a renforcé la tyrannie du court
terme et du quick buck, et les politiques gouvernementales se sont
pliées pour les satisfaire. Le développement foncier aveugle en est l’exemple
le plus flagrant. Alors que le système est en train de s’écrouler, les
solutions proposées et adoptées incarnent le contraire absolu d’une approche
systémique.
* Sur le plan social et politique, il y a plusieurs questions qui
suscitent des débats : les nouvelles cartes d’identité numériques, par
exemple, font l’objet de contestation en raison de ce qui est perçu comme
« une atteinte anticonstitutionnelle » à la vie privée en l’absence
de règlements par rapport à l’usage éventuel des données recueillies. De
nombreux politiciens et défenseurs des libertés civiles estiment que
« l’Etat ne devrait pas suivre les citoyens ou violer leur vie privée à
moins d’avoir des éléments de preuve d’actes répréhensibles ».
Partagez-vous cette opinion ?
Je suis d’avis que les appréhensions sont légitimes. Comment
voulez-vous que des personnes avisées, je fais abstraction des intégristes de
la liberté individuelle, ne soient pas réfractaires à toute tentative de
divulguer davantage d’informations personnelles face aux dérives
institutionnelles ? L’écart entre les intentions déclarées et ce qui se
pratique dans les faits attise forcément le sentiment de crainte de se faire
piéger. Ce manque de réciprocité dans le système n’augure pas un avenir
prometteur. Il faut impérativement renverser cette ambiance malsaine.
* Autre question qui continue de
défrayer l’actualité : l’éducation supérieure et les universités indiennes
qui n’auraient pas obtenu l’autorisation de l’institution régulatrice indienne
de s’implanter à Maurice, de même que les étudiants népalais qui affirment
avoir été arnaqués par des agents recruteurs. Sale coup pour notre
« Knowledge Hub » en devenir…
Il y a deux éléments dans votre
question. D’abord, par manque de politique clairement exposée, nos
gouvernements successifs ont enchaîné hub sur hub. Certains
restent à l’état embryonnaire ou ne servent qu’à flatter les égos ;
d’autres émergent mais avec un trait qui tend à caractériser les démarches,
c’est-à-dire l’absence flagrante de stratégie. Avec comme corollaire, une
course pour acquérir les contrats et occuper la place. Et tous les coups
semblent être permis.
En ce qui concerne le « Knowledge
Hub », le slogan est aussi pompeux que sa manifestation est creuse.
Pour poursuivre son expansion économique, un pays a besoin de ressources
humaines variées. Ce qui implique un système éducatif qui forme de manière
interdisciplinaire, et ce dès le préscolaire, des citoyens créatifs,
responsables et épanouis. La surspécialisation, de surcroît très tôt, nous
conduit à une impasse. C’est la quête de
l’excellence de nos futurs maçons, architectes, journalistes, agriculteurs,
nanotechnologues, musiciens, politiciens, bref tous les métiers et toutes les
professions, qui détermineront notre avantage compétitif.
Aspirer à
« produire » plus de diplômés universitaires que le pays en a
besoin est un contresens. L'exemple de la Suisse est éloquent. Moins de 40% de leurs étudiants poursuivent des
études universitaires. En revanche, la formation professionnelle est non
seulement purgée de toute stigmatisation mais elle est surtout bien structurée
et performante.
* La démocratisation
de l’économie figure parmi les éléments-clés du programme de l’actuel
gouvernement. Cependant certaines décisions gouvernementales telles que
l’octroi des terres de l’Etat, comme nous l’avons vu récemment à
Trou-aux-Biches, sont susceptibles d’aller à l’encontre de ce programme
lui-même. Vous posez-vous des questions quant à la volonté réelle des décideurs
politiques d’agir en faveur de ce programme ?
Comme je vous l’ai rappelé plusieurs fois ultérieurement, dans ce cas
aussi, c’est l’œuvre de ce même trait qui devient culturel chez nos dirigeants,
tous bords confondus. Il n’y a point de stratégie. Manque de volonté ?
Pure démagogie ? Déficit intellectuel ? Je ne sais plus trop quoi
penser.
En tout cas, sans l’émergence de plus de petites et moyennes
entreprises innovantes, nous aurons bien de mal à nous débarrasser de cette
manie de toujours compter sur les « pays amis ». Voyez comment les
bailleurs de fond exploitent ce penchant. Le greenwashing semble être le
nouveau sésame des « samaritains ». Si la démocratisation devrait aussi
passer par plus de marchands "ambulants", plus de tolérance envers les produits
contrefaits, moins de transparence dans l’allocation des contrats, l’absence de
redistribution équitable des terres, un loyer de l’argent et commercial
surréaliste et inaccessible, etc., alors nous sommes en très mauvaise
posture !
* Les sessions de « coze-cozé » par rapport à la réforme
électorale ont, semble-t-il, été suspendues faute, de toute évidence, d’un
accord sur les modalités d’une alliance entre le PTr et le MMM. Au-delà de
l’agenda de ces deux leaders politiques, il y a sans doute quelques questions
(plus) fondamentales qui méritent une réflexion?
La morosité qui gagne le pays est contagieuse. Si seulement il
existait une baguette magique.
Bien entendu, c’est un ensemble de mesures prioritaires agissant
simultanément et pouvant impacter sur le court, moyen et long termes qui
pourrait nous tirer de cette situation.
Au niveau électoral, je pense que la priorité des priorités serait
une législation encadrant les « générosités » privées lors des
campagnes. Et si les dirigeants politiques actuels voudraient vraiment entrer
dans l’Histoire, ou d’y introduire leur prénom, de manière constructive, ils
peuvent - sans pour autant sacrifier leurs ambitions personnelles - y insérer
une limitation au cumul de mandats premier-ministériels mais entrant en vigueur
disons dans dix ans. Ce serait aussi une grande avancée de ramener le seuil du
pourcentage de votes requis pour intégrer le Parlement à 5%.
Avec une voix alternative comme Jocelyne Minerve, par exemple, les
questions « embarrassantes » pourraient bien rendre le Parlement
moins insignifiant. La bonne nouvelle émane du Directeur des poursuites
publiques, de certains magistrats et juges qui s’engagent dans l’activisme
judiciaire. Afin de répondre aux manquements démocratiques, en Inde, la plus
grande électocratie du monde, les cadres du judiciaire émettent régulièrement
des recommandations pour amender et rafraîchir le cadre légal dans un souci de
préserver et d’améliorer les droits sociaux et économiques des citoyens.
Je tiens à saluer la démarche de Lalit concernant le calcul erroné
du nombre de propriétaires de résidences sur lequel la politique du logement
est fondée. Comme pour suppléer à la torpeur de nos chercheurs en sciences
sociales. Qui sait, peut-être que les « cowboy universities »
vont propulser des contributions stimulantes et citoyennes !
Pour apporter des solutions, il faut bien mesurer l’offre et la
demande dans tous les secteurs, surtout avec des outils incisifs et
régulièrement actualisés. C’est impensable de rêver d’une nation
« moderne » avec un système qui génère quelques poches d’excellence
dans un océan de médiocrité.