Mauritius Times : S’il existe
un consensus auprès de beaucoup de Mauriciens quant à la nécessité d’un
changement, souhaiteriez-vous que ce changement soit introduit par voie
démocratique ou par des « révolutions de rue » ?
Samad Ramoly : J’adhère au slogan « I love Moris. Mo ankoler ar bann dirizan».
Je pense que cela traduirait plus un changement de système dans le sens
où il faut identifier nos blocages et dysfonctionnements afin d’agir en
conséquence, redonner confiance aux citoyennes et citoyens et
redynamiser un pays profondément déchiré. Notre conception même de la
démocratie doit dépasser le cadre strict des élections. La vigilance
citoyenne et institutionnelle vis-à-vis des dérives devrait être
permanente.
Qu’une bonne partie du pays soit
gangrenée par la corruption n’étonne personne, j’ose espérer. Certes la
situation actuelle donne l’impression d’une décadence jamais atteinte
jusqu’ici.
Lorsque je parle des dirigeants,
évidemment j’associe les dirigeants politiques aux dirigeants du Big
Business. Le drame, comme dans beaucoup de pays d’ailleurs, c’est que
par manque d’alternative crédible, nous votons par défaut. Ainsi, la
colère de la « rue » traduit un ressenti de mal-gouvernance exacerbée
dans l’espoir que le message devienne aussi cohérent que puissant afin
de forcer un changement radical d’attitude des élites dirigeantes. Et,
mieux encore, il s’agit de susciter l’émergence d’une nouvelle force
politique.
Si les plus jeunes ont tendance à se
braquer sur les problèmes environnementaux, les plus âgés sont très
concernés par la vie chère, le problème de logement, le chômage et les
inégalités sociales. Le malaise est bien mauricien. Les inégalités
sociales, quant à elles, sont le symptôme d’une concentration abusive de
la richesse nationale entre les mains d’une petite poignée de familles.
Si les prochaines manifestations sont articulées autour de cette
perspective, il est certain de voir disparaître les partisans du
changement superficiel.
* Quelle lecture faites-vous
des dernières manifestations du mouvement « Pou Nouvo Moris » et des
ambitions de son principal organisateur, Bruneau Laurette ? Fait
surprenant noté la semaine dernière dans le sillage de la tourmente
créée par le discours du cadre de Altéo Ltée lors d’un déjeuner sur une
chassée de l’île, c’est le fait que Bruneau Laurette s’est invité dans
le débat pour prendre la défense de Pierre Noël. Pensez-vous que ce
n’est pas un hasard, ou est-ce que cette démarche relève d’une stratégie
mûrement réfléchie ? Avec quel objectif ?
Le mouvement « Pou Nouvo Moris» est né dans le sillage du drame Wakashio. Il ne faudrait pas oublier la manifestation organisée par le Kolectif Konversasyon Solider le
11 juillet (qui même si elle n’a pas galvanisé le même nombre de
personnes) propageait déjà le sentiment de ras le bol. Selon moi, cette
marche a tracé la voie.
J’ai lu avec une attention particulière ce post de Bruneau Laurette. Je pense que, comme beaucoup, il ferait preuve de lazy thinking s’il considère ces propos comme n’étant qu’une blague banale. Nous savons que le terme local « kabri dan lind», qui n’est pas été utilisé ici, pour qualifier les Indiens a une connotation strictement négative. Alors que « malbar », même s’il peut être à double tranchant, ne me semble pas innocent quand c’est utilisé ici. Il crée l’amalgame.
De tels propos méritent d’être
condamnés. Mais comme nous savons aussi qu’aucune communauté n’a le
monopole de la bêtise, vaut mieux ne pas en faire un cas isolé et de
réfléchir sur la raison derrière de telles « blagues» et agir ensemble
pour minimiser de telles bêtises. En revanche, l’histoire nous démontre
que, tôt ou tard, toute imposture finit par être mise au jour.
* Face à la position de
Laurette vis-à-vis de Noël, on ne connait pas la réaction d’Ashok Subron
et de Rashid Imrith, surtout ce dernier qui disait que la marche de
Mahebourg confirme l’accomplissement d’un «grand pas vers le
mauricianisme ». Mais c’est quand même un étrange « mauricianisme » que
celui prôné par les partisans du « Pou Nouvo Moris» que de se permettre
de se ranger dans le camp de l’insulte à l’encontre d’une section de la
population mauricienne tout en s’enrobant du drapeau national, non ?
Déjà le sens du « mauricianisme »
peut varier d’une personne à une autre. Admettons qu’il signifie une
appartenance affirmée à la nation mauricienne. La banalisation de « nou bann » et « bann-la » dénote un repli identitaire qui se réveille en période de crispation et de tension.
Quelque part, nous sommes toutes et tous des « closet racists »,
c’est-à-dire, en privé ou parmi nos « friends » sur Facebook ou nos
contacts sur Whatsapp, nous véhiculons des préjugés et des « blagues »
sur l’Autre. L’Autre peut représenter une personne ou un groupe de
personnes qui, selon notre ouverture d’esprit ou notre endoctrinement,
entre autres, ne peuvent être assimilés à notre « tribu » et à ses valeurs. Quitte à ce que ces valeurs soient nombrilistes, suprémacistes, etc.
Prenons l’exemple de « nigga ». Lorsqu’un « blanc» le prononce, cela tend à interpeller le « noir ».
En revanche, lorsque ce dernier le prononce, ça passe. Pourquoi? Une
explication serait que la relation de dominé/dominant met en œuvre le
déterminisme, cette conviction que nos attitudes sont inscrites dans
notre ADN et qu’elles ne peuvent être modifiées.
En contrepartie, il existe aussi le
fatalisme, soit la conviction que nos actions n’ont pas vraiment
d’importance car tout ce qui est destiné à arriver se produira. Dans ce
cas, la réaction risque d’être explosive. Lorsque nous vivons surtout en
« tribus», parmi nos semblables, nous
n’avons pas suffisamment de recul pour réaliser que nous pouvons aussi
intérioriser des valeurs toxiques. Bien souvent, en ringardisant
l’Autre, nous révélons plus sur nos mentalités que sur celles de notre
cible.
Quand nous aspirons à vivre de manière « civilisée »,
nous faisons preuve de discernement pour ne pas nourrir et alimenter
des sentiments et des expressions qui puissent offenser l’Autre, souvent
les plus discriminés, les plus vulnérables ou celles et ceux qui
ressentent que leurs « privilèges » supposés soient menacés.
* L’Opposition avait une position de « wait and see
» au départ du lancement du mouvement de Laurette, mais depuis elle a
pris ses distances. A-t-elle des raisons de craindre un effritement de
sa base électorale ?
L’opposition est clairement en mode
racolage. Cela se comprend car elle est un maillon important dans la
construction de ce système qui s’essouffle depuis longtemps déjà, sauf
qu’elle a su convaincre une bonne partie de la population – comme ce
Gouvernement actuel, d’ailleurs – que progrès rime forcément avec
développement infrastructurel.
Peu importe si les normes ne sont pas
respectées, les coûts ne sont pas maîtrisés, les projets sont inutiles,
la transparence ne prime pas et les commissions déterminent l’allocation
des contrats.
Je suis convaincu que la majorité de
l’électorat mauricien voterait pour une équipe de candidats crédibles,
peu importe leur appartenance ethno-religieuse, du moment que le projet
de société soit détaillé et en accord avec leurs attentes.
L’Opposition serait un adepte du « business as usual »
si elle n’est pas capable de venir de l’avant pour nous montrer
comment, aussitôt au pouvoir, elle va s’y prendre pour, entre autres,
- pratiquer la transparence absolue dans
l’utilisation de notre argent et le financement privé des élections
avec un encadrement légal;
- réduire le nombre de ministères, les salaires des ministres et des députés;
- limiter le mandat de tous les parlementaires;
- stabiliser notre monnaie comme
Singapour, Hong Kong ou l’Estonie car une politique délibérée de
dépréciation stimule une spirale vicieuse et ne contribue pas aux gains
en productivité, soit la principale source de gain en compétitivité;
- stopper tout développement foncier « pieds dans l’eau » et les permis de projet foncier pour étrangers.
* Donc, selon vous l’identity politics ne serait pas incontournable?
Permettez-moi de préciser ma réflexion.
Si nous réduisons l’identité d’une personne à sa seule dimension
ethno-religieuse sans intégrer son genre et son positionnement sur
l’échelle sociale, je pense que nous nous éloignons de ce qui constitue
son existence. Donc, ce n’est pas l’identity politics en soi qui soit nocif, mais l’instrumentalisation des composantes de nos identités pour divide and rule.
Je conçois que la situation actuelle exige plus de considération à l’identification car le reward system par rapport à nos contributions n’a jamais été aussi biaisé en faveur des « parasites endémiques », c’est à dire le Big Business, et des « parasites
chroniques » qui gravitent autour du pouvoir politique du moment. C’est
très regrettable que 52 années de politique – parfois éclairées, mais
hélas trop souvent mal inspirées -, aient fragilisé notre lakorite et sous-exploité les énergies riches et créatives de notre multiculturalité.
C’est réconfortant, d’après ce que j’ai
lu dans la presse, que Jean-Claude de l’Estrac et Arvin Boolell aient
changé d’avis par rapport à la ré-actualisation du recensement
communautaire. Je ne vois pas comment surmonter les discriminations, par
exemple, en étant colour-blind.
Le modèle canadien du multiculturalisme
et de la citoyenneté peut nous orienter. Nous sommes très en retard,
comme la France, par rapport aux études post-coloniales et le white privilege
reste tabou. Il est temps de faire face à la réalité dans toute sa
complexité, en s’efforçant toutefois d’éviter une approche binaire.
* La question de récupération
politique de ce mouvement de Bruneau Laurette ne se pose probablement
plus aujourd’hui, puisque le principal organisateur et ses appuis se
sont probablement donné une ambition politique, mais faut-il anticiper
une récupération par le Big Business et l’Eglise?
J’ai entendu Bruneau Laurette dire à la
radio qu’il ne souhaiterait pas faire de la politique active et
partisane. Il a rallié une bonne partie de la population
afro-mauricienne. Rezistans ek Alternativ et quelques syndicalistes se
sont joints à lui pour constituer ensemble un mouvement.
Ce n’est pas parce que sa « base »
soit surtout d’une communauté spécifique que nous devons lui attribuer
des intentions sectaires et démagogiques. L’essentiel, pour lui, serait
de convaincre toute la population à travers ses propos et ses actions
que son élan demeure national.
Maintenant, ce serait dommage qu’il soit instrumentalisé par le Big Business et l’Eglise. A ce stade du moins, cette éventualité ne me semble pas évidente. Attendons de voir plus clairement !
* Une lecture attentive des commentaires figurant dans la presse dite indépendante laisse clairement comprendre que le Big business
ne serait pas à l’aise avec la décision gouvernementale de retarder
l’ouverture complète de nos frontières. Celle-ci est prévue, selon le
Gouvernement, à une date qui sera déterminée à la lumière de l’évolution
de la pandémie de la Covid-19. « Notre priorité demeurera la protection
de notre population », peut-on lire dans un communiqué du PMO. Le
Gouvernement a-t-il raison, selon vous ?
Personne ne peut prétendre maîtriser
cette situation. Nous ne pourrons pas garder nos frontières fermées
indéfiniment. Il s’agit de réunir les conditions pour minimiser les
risques et d’optimiser l’utilisation appropriée de la technologie pour
le contact tracing.
D’une part, le Gouvernement a procédé et persiste toujours avec le fear mongering.
Il ne prépare pas la population à vivre avec la Covid-19. Cela étant
dit, une fois nos frontières ouvertes, je pense que les cas de Covid-19
seront inévitables.
D'autre part, ce serait une tâche ardue
de nous convaincre que notre service de santé peut répondre
efficacement à un nombre élevé de cas. Que les hôteliers en général
soient nerveux par rapport à cette situation est légitime.
Par contre, on peut aussi comprendre le
scepticisme quant à certains groupes qui souhaitent bénéficier sans
contrainte de l’assistance financière de l’État alors que les dividendes
payées sur plusieurs années et les investissements soient aussi
disproportionnés et que leur trésorerie soit si peu liquide.
* Voyez-vous là une opportunité
unique pour faire avancer le programme de démocratisation de l’économie
mauricienne lancé par les Travaillistes sans grand succès ?
La démocratisation économique, le
projet Maurice Ile Durable, la Truth and Justice Commission, l’Equal
Opportunities Commission, la Competition Commission, l’Empowerment
programme, etc., sont des initiatives fort louables. Mais pourquoi ces game changers potentiels n’ont pas su répondre à nos aspirations ?
Je pense que la rupture annoncée avec
un modèle de développement, qui n’a été fondamentalement qu’un mirage,
n’a pas bénéficié de la part du Premier ministre d’alors du leadership
et du management qu’un tel changement en profondeur avait besoin. Pire, cette rupture a été mise sous inspiration idéologique,
dogmatique et académique avec l’accent essentiellement sur « Put Big Business First », soit le contraire de l’approche singapourienne, pour prendre un exemple.
L’obsession qui perdure toujours pour le benchmark « Ease of Doing Business »
– de plus en plus désavoué internationalement d’ailleurs – ne contribue
pas à stimuler notre productivité locale et notre compétitivité
internationale. La bureaucratie lourde est une contrainte certaine. Et
les coûts d’exploitation des entreprises alors ? Et l’affordability et la qualité de la nourriture, de l’habitat, du transport public, de la scolarité, etc., des ménages et des individus ?
Il ne suffit surtout pas de fantasmer
sur la disparation de la corruption et du communalisme ou de brandir
sans aucune considération anthropologique et neuro-scientifique « plutôt
apprendre à pêcher que de donner un poisson ». C’est l’implémentation
d’un ensemble de conditions, capables de créer une synergie entre tous
les stakeholders, qui peut nous libérer de ce cercle vicieux. L’identification au projet Nouvo Moris ne se décrète pas. Si seulement!
* Peut-on prévoir comment la situation post-Covid va se présenter sur le plan social, économique et politique, selon vous ?
Les prochains mois vont être
manifestement plus difficiles qu’ils auraient pu et dû l’être si nos
élites dirigeantes n’avaient pas focalisé nos ressources sur la
bétonisation du pays, par exemple. La complaisance de la majorité de nos
leaders d’opinion et autres zistwariens par rapport à notre «
miracle », à la désindustrialisation brutale et nos chaînes logistiques
dépassées doit aussi être mise en évidence. Notre intégration, même si
temporaire, au rang des pays à haut revenu est le portrait craché de « lies, damned lies and statistics».
Pouvez-vous imaginer, disons, des riches Norvégiens exhiber leur voitures clinquates sans qu’ils soient victimes de reverse snobism, c’est-à-dire sans susciter le mépris ? Les incitations pour redynamiser les smart cities pour étrangers essentiellement ont été au contraire dopées malgré une demande modifiée selon les exigences post-Covid.
Le leadership d’Angela Merkel et de Jacinda Ardern, sans l’idéaliser – qui n’est ni clivant ni empathisant avec les fat cats mais
qui fait preuve d’une certaine sagesse – mérite notre attention. Quand
nous internalisons dans nos comportements que, comme les système, nous sommes
inter-connectés, nous faisons en sorte à ne connecter que les énergies
positives du système national.
Ici, on reparle de localisme, de
souveraineté alimentaire, d’économie bleue et de réindustrialisation
mais toujours dans un équilibre existentiel. Juste pour survivre. Et, en
contrepartie, pour détourner en catimini, en toute légalité et impunité
la richesse nationale. Approche intégrée et visionnaire, manze bwar sa ? Ma foi, quel gâchis ! Vivement ce cycle vertueux.